Andrei Tchmil revient dans le Nord: "Ce n’est qu’après qu'on mesure la grandeur de Paris-Roubaix"
L’ancien coureur de l’équipe Lotto revient dans le Nord ce week-end pour y célébrer les 25 ans de son succès sur le vélodrome.
- Publié le 13-04-2019 à 08h19
- Mis à jour le 13-04-2019 à 08h49
L’ancien coureur de l’équipe Lotto revient dans le Nord ce week-end pour y célébrer les 25 ans de son succès sur le vélodrome.
L’âpreté de Paris-Roubaix s’accommoderait mal de certaines douceurs. Pour célébrer les vingt-cinq ans de son succès sur la Reine des Classiques, Andrei Tchmil a préféré regoûter à la ferme froideur des pavés du Nord plutôt que de croquer dans la mousse sucrée d’un épais gâteau d’anniversaire.
Ce samedi, sur les tronçons de l’Enfer, l’ancien leader de l’équipe Lotto (56 ans) se mêlera à des milliers d’amateurs en quête d’un morceau de bravoure. "ASO m’a très gentiment invité sur sa cyclosportive, mais j’ai dû me plier à la même procédure d’inscription que Monsieur et Madame Tout-le-Monde", sourit celui qui s’était imposé sur le vélodrome en 1994. "À la question de savoir s’il s’agissait de ma première participation à Paris-Roubaix Challenge, j’ai donc répondu oui. Après avoir opté pour le parcours de 70 kilomètres, on m’a souhaité bonne chance et garanti que je vivrais ce week-end une expérience totalement unique… (rires) "
Installé dans un hôtel de la région courtraisienne depuis vendredi, l’homme aux quatre nationalités a retrouvé avec plaisir un terrain dont il est resté passionné.
Andreï, on a quelque peu perdu votre trace en Belgique depuis plusieurs années maintenant. Comment allez-vous et que devenez-vous ?
"Vous pouvez constater que je suis toujours bel et bien en vie (rires) . Je suis désormais installé à Chisinau, la capitale moldave, où je développe depuis cinq ans maintenant une marque de cycles (NdlR : visible sur www.andreitchmil.com) . Nous produisons essentiellement des vélos de ville dont nous assurons l’intégralité du processus de construction. Ce type d’activités ne serait pas possible en Europe de l’Ouest car bien trop cher. Je suis heureux et fier de fournir aux gens un outil de déplacement fiable et efficace pour les trajets, de simplifier le quotidien dans des villes toujours plus embouteillées. Nous travaillons sur commande et avons déjà vendu nos produits en Belgique, en Russie, en Pologne ou encore au Kazakhstan par exemple. Nous sommes encore en pleine phase de développement car cinq ans, cela reste très jeune pour une société. Mais les choses évoluent bien. Lors de notre meilleure année, nous avons produit 4 000 bicyclettes. Au total, douze personnes travaillent pour moi à plein temps désormais."
Vous vivez donc désormais loin de la Belgique mais conservez-vous encore un lien fort avec ce pays ?
"Oui, bien évidemment, j’y reviens d’ailleurs souvent. Le dicton loin des yeux loin du cœur n’est pas une vérité chez moi. Ce n’est pas parce que je vis à plus de 2 000 kilomètres de Bruxelles que j’ai oublié ce magnifique pays. Je me sens d’ailleurs toujours autant belge. Il y a quelques semaines, je me suis d’ailleurs rendu à l’ambassade pour faire renouveler ma carte d’identité, un document auquel je suis attaché car il symbolise beaucoup de choses pour moi."
Si vous vous attaquez à la version cyclo de Paris-Roubaix ce week-end, c’est que la forme est restée plutôt bonne…
"Oui je m’entretiens et n’ai pas pris trop de poids depuis la fin de ma carrière de coureur car j’ai une vie très active. Lorsque je consulte ma montre connectée en fin de journée, elle m’indique ainsi le plus souvent que j’ai accompli plus de 10 000 pas. Je fais aussi pas mal de natation en complément de mes sorties cyclistes pour tenter de rester jeune (rires) ."
Que représente pour vous le 25e anniversaire de votre succès à Roubaix ?
"Cela me fait mesurer un peu plus concrètement à quel point le temps file à la vitesse de l’éclair. Cette victoire remonte déjà à un quart de siècle… Ce n’est qu’après ma carrière que j’ai réellement mesuré la portée de celle-ci et la grandeur de Paris-Roubaix. Avoir son nom au palmarès de cette épreuve, cela signifie forcément que vous avez écrit une page de l’histoire de ce sport."
Votre succès est d’autant plus resté dans les mémoires qu’il ponctuait un solo de 60 kilomètres sous une météo absolument détestable…
"La bataille avait été totale ce jour-là. Il m’a fallu vaincre la pluie, la neige, les pavés et faire plier Museeuw qui était resté longtemps en poursuite avant de lever les bras. Quand je vois désormais qu’on rénove des tronçons comme le plus précieux des patrimoines, je me dis qu’il s’agissait alors d’un tout autre Paris-Roubaix…"
Cela signifie-t-il que vous êtes contre ces réfections ou que vous considérez que l’on altère la nature même de la course en procédant à ces travaux ?
"Non, pas du tout. Je trouve même cela très bien. Vous savez, quand vous rentrez à plus de 60 km/h dans la Trouée d’Arenberg et que vous y chutez quelques centaines de mètres plus loin, ce n’est pas nécessairement parce que vous êtes un moins bon coureur que votre rival. Il s’agit le plus souvent uniquement du bon vouloir de Dame Chance qui vous épargne ou non ce jour-là. Le hasard n’a rien à voir avec le cyclisme selon moi. Et voir un coureur se briser la clavicule ou risquer de perdre une jambe (NdlR : référence à la chute de Museeuw dans Arenberg) sur une épreuve qu’il prépare depuis des mois, cela relève d’une certaine forme d’injustice."
Vous avez remporté l’un des derniers Paris-Roubaix pluvieux. La météo change-t-elle totalement le visage de cette course ?
"Oui. Elle en accroît les pièges et le danger, mais celui-ci fait aussi partie intégrante du boulot de coureur cycliste. Si la peur vous envahit ou vous paralyse en course, c’est que vous vous êtes trompé de métier et devez en changer (rires) ... Cela ne veut pas dire que je n’ai jamais été parcouru par ce sentiment, je ne voudrais pas me faire passer pour un super-héros. Mais il faut réussir à le dompter pour le dépasser."
Andreï Tchmil en 4 points
1. Date et lieu de naissance : 22 janvier 1963 (56 ans) à Khabarovsk (URSS).
2. Nationalité : Soviétique (jusqu’au 24 décembre 1991), Moldave (25 décembre 1991-1994), Ukrainien (1994 - février 1998), Belge (depuis février 1998).
3. Équipes : Alfa Lum (1989-1990), SEFB-Saxon-Gan (1991), GB - MG (1992-1993), Lotto (1994-2002).
4. Palmarès en bref : Coupe du monde 1999, Paris-Roubaix 1994, Paris-Tours 1997, Milan-San Remo 1999, Tour des Flandres 2000.
"Gilbert peut gagner l’Enfer et Sanremo"
Andreï Tchmil a remporté chacun des deux derniers monuments qui manquent au palmarès du Wallon.
Comme Philippe Gilbert, Andreï Tchmil a remporté trois des cinq monuments du sport cycliste durant sa carrière. Le terrain de chasse des deux hommes est pourtant très différent puisque l’ancien coureur de chez Lotto compte à son palmarès les deux classiques qui font encore défaut au Wallon : Milan-Sanremo (victoire en 1999) et Paris-Roubaix (1994).
"Je suis absolument convaincu que le Liégeois est encore capable d’accrocher chacune de ses deux épreuves, juge Tchmil. Mais pour cela, il doit s’y consacrer à 100 %, en faire l’objectif pratiquement unique de tout son printemps. Je ne porte aucun jugement sur le programme de courses de Philippe Gilbert mais je veux dire par là que l’on ne remporte par exemple pas Paris-Roubaix en songeant, dans un coin de la tête, à Liège-Bastogne-Liège qui se dispute deux semaines plus tard. Il faut aussi qu’il puisse compter sur le soutien de son équipe, qu’il constitue le maître-atout à abattre lorsque tout se joue. On adapte, c’est vrai, désormais de plus en plus la stratégie durant la course mais chaque formation prend le départ avec un plan A en tête. Pour lever les bras sur le vélodrome de Roubaix ou au bout de la Via Roma de Sanremo, il est important de savoir rester fidèle à l’option tactique que l’on a privilégiée et prendre le risque de tout perdre pour gagner. Car qu’est-ce que représenterait une quatrième place sur la Primavera dans le palmarès d’un champion de la trempe de Gilbert ? Rien."
Si l’Ardennais file sur ses 37 ans (en juillet), le vainqueur du Tour des Flandres 2000 ne juge aucunement cet âge comme rédhibitoire.
"Si je ne me trompe pas, Gilbert Duclos-Lasalle a enlevé son second Paris-Roubaix à plus de 38 ans. L’Enfer du Nord est une épreuve sur laquelle la force et l’endurance prennent le pas sur l’explosivité qui peut parfois s’étioler sous le poids des ans. Je sais que le coureur de chez Deceuninck-Quick Step n’a disputé que deux fois la Reine des Classiques dans sa carrière, mais il est bourré d’expérience. Quant à la question de sa technique sur les pavés ou sa capacité à se placer à l’approche des secteurs, elle ne se pose même pas dès le moment où l’on sait que l’on évoque ici un ancien vainqueur du Tour des Flandres. Une victoire sur un monument, cela tient à la parfaite conjonction de différents éléments dont certains ne sont parfois pas maîtrisables…"
"Le cyclisme se nourrit de duels"
Selon Andreï Tchmil, le collectif a pris le pas sur la notion de leadership.
Durant près de dix ans, la rivalité Tchmil-Museeuw a rythmé une bonne partie des printemps des classiques.
"Nous étions, en quelque sorte, les deux acteurs principaux d’une grande pièce de théâtre en plusieurs actes, s’amuse le Soviétique de naissance. Nous évoluions pour deux équipes belges, historiquement rivales, lui était le Lion des Flandres et moi le Belge naturalisé : il y avait tous les ingrédients du parfait face-à-face qui divisait les amateurs de cyclisme en deux camps. On se livrait une bataille sans pitié sur le vélo, un combat jusqu’à la mort, mais dès que l’on descendait de machine, on se vouait un respect mutuel. Notre rivalité était telle qu’on se neutralisait parfois au point de permettre à un troisième homme de s’imposer. À Noël, celui-ci nous envoyait alors une carte de vœux accompagnée de remerciements (rires)…"
S’il réprime le mot nostalgie de son vocabulaire, Tchmil pose toutefois un regard très lucide sur l’évolution du cyclisme. "Notre sport s’est toujours nourri de duels et ceux-ci ont quelque peu disparu aujourd’hui", juge l’ancien lauréat de la Coupe du monde (1999). "Désormais le collectif a pris le pas sur les leaderships. Je veux dire par là que le principal est que l’équipe gagne quand autrefois il importait que ce soit la vedette qui lève les bras. Le poids des responsabilités est plus dilué dans les grosses armadas et les tactiques sont très différentes. Il ne s’agit pas d’un regret mais d’un constat. Cela s’explique par un niveau global toujours plus élevé dans le peloton où leaders et équipiers sont de plus en plus proches physiquement."
"Jef, c’était le cyclisme à visage humain"
Avant de poser ses valises dans la région courtraisienne en cette fin de semaine, la dernière venue d’Andreï Tchmil en Belgique remontait au mois de février. "Mais j’aurais préféré ne pas revenir puisque j’ai effectué ce voyage afin d’assister aux funérailles de Jef Braeckevelt (NdlR : directeur sportif durant près de 45 ans, notamment chez Lotto ; il est décédé le 26 février à l’âge de 76 ans). Un lien très fort nous unissait et j’avais énormément de respect pour lui. Celui que l’on appelait aussi Jos, c’était le cyclisme à visage humain lors de mon passage chez Lotto quand Jean-Luc Vandenbroucke était, lui, plus braqué sur les points et les classements. Encore ces dernières années, alors qu’il s’était pourtant retiré depuis un moment, il jouissait du respect de très nombreux directeurs sportifs qui n’hésitaient pas à lui passer parfois un appel pour un conseil ou une analyse de course. Je le vois encore déplier ses immenses cartes routières sur mon lit afin de décrypter toutes les subtilités d’un parcours. Il avait une science de la course absolument hors du commun."
"La politique sportive, c’est très… politique"
Tour à tour ministre des Sports de Moldavie, manager général de la formation Katusha à sa création puis candidat à la présidence de l’Union européenne de cyclisme (et pressenti pour le poste de président de l’UCI), Andreï Tchmil a aujourd’hui pris ses distances avec ce monde de pouvoir. "Certains agissements m’ont profondément déçu, je ne le cache pas, confie-t-il. J’ai par exemple travaillé durant de longs mois à la mise sur pied d’épreuves WorldTour en Russie avant que les décideurs locaux ne fassent machine arrière dans ce projet. Lors de ma candidature à la présidence de l’Union européenne de cyclisme, en 2013, je militais ardemment pour le développement de notre discipline à l’Est du continent et avais obtenu le soutien de plusieurs fédérations qui ont ensuite retourné leur veste au moment du vote (NdlR : au profit de David Lappartient, aujourd’hui président de l’UCI). La politique sportive, c’est d’abord et avant tout de la politique avec tout ce que cela implique…"